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Marché

Ben, la Maïté des BoBos

Après Catherine Deneuve qui nous aurait fait acheter toute une banque les yeux fermés et Gérard Depardieu qui n’a pas son pareil pour cuire les spaghetti «al dente», c’est aujourd’hui au tour de Ben de nous vanter les mérites de nouveaux plats surgelés.

C’est ainsi que les habitués du métro parisien ont pu découvrir, fin novembre, des 4 par 3 surprenantes, et pas seulement parce que Laetitia Casta, pour une fois, n’y figurait pas. À droite d’un paquet de plat surgelé aux «coloris qui claquent» (nde), une écriture, toute en rondeur faussement enfantine, blanche immaculée sur fond noir, rapporte cette simple phrase en forme d’aveu post-dépression : «J’ai envie d’avoir envie», signée Ben. Après le métro, c'est sur le petit écran que l'artiste fait, depuis quelques jours, la cuisine aux BoBos – cible déclarée de l’annonceur- sous la caméra d’Erick Zonca, réalisateur césarisé de la Vie rêvée des Anges (1998).

À vrai dire, ce n’est ni la première fois que la publicité fait appel à un artiste – Dali et ses chocolats Lanvin dans les années soixante-dix, la grande classe – ni que Ben intervient sur le terrain de la communication commerciale – il signe d'ailleurs actuellement aussi bien des agendas, des écharpes et des bonnets que la boutique parisienne d'un célèbre fabricant de dentifrice. Pourtant, quand il s’agit de la couverture d’un index annuel des cotations d’œuvres d’art, ou de celle du dernier livre de Harry Bellet, Le marché de l’art s’écroule demain à 18h30 (NiL éditions, 2001), reproduction d’une œuvre de 1990, dans ces deux cas, la réflexion porte sur l’art lui-même et son univers le plus balisé. Aujourd’hui, constater que Ben a «envie d’avoir envie» à la vue d’un paquet de surgelé à de quoi laisser perplexe…

Décryptage…
Pour lancer la gamme de plats préparés de la marque Iglo – filiale du groupe Cogesal Miko – l’agence McCann Erickson devait répondre à un handicap de taille. Ici, contrairement à la concurrence, point de chef toqué capable de servir de caution «qualité». Que faire alors, pour palier ce manque de «signature» ? Il faut bien reconnaître que le choix d’un artiste pour qui la signature, justement, fait œuvre, ne manque ni de logique, ni d’audace. Porte-parole – malgré lui – des Nouveaux Réalistes, dans les années 60, on associe volontiers sa démarche à la devise du mouvement Fluxus : «L’art, c’est la vie». En héritier – critique – de Duchamp, il fait des objets du quotidien des œuvres d’art, non pas simplement en les statufiant, comme son aîné le fit en exposant une roue de bicyclette au musée, mais en révélant leur nouveauté intrinsèque, c’est-à-dire la capacité des objets à transformer notre vie ; capacité que l’artiste serait le plus à même de percevoir et de valider en les signant.

Alors pourquoi pas des surgelés ? Sauf que, si l’on suit bien la démarche des publicitaires – Mon produit est nouveau, Ben est le chantre contemporain de la nouveauté, donc Ben chantera les louanges de mon produit – on peut s’interroger sur les motivations de l’artiste, à savoir son fameux ego. Car en dehors des retombées financières qu’on peut lui souhaiter, que reste-t-il de sa démarche critique ? Signer Dieu, des Duchamp ou des œuvres de ses contemporains relevaient d’un acte d'appropriation, tout autant que de distanciation, qui faisait toute la saveur de l’œuvre de Ben dans les années soixante. Aujourd’hui, signer un slogan publicitaire, jouer les Maïté dans un spot destiné à ces fameux BoBos – néologisme tout juste bon à donner un supplément d'âme exotique aux cadres moyens ou supérieurs – est-ce encore s’interroger sur le statut de l’art ? Peut-être. Sur celui de l’artiste ?

Curieuse campagne, en vérité, où un aveu d’impuissance post-moderne – «J’ai envie d’avoir envie» – sert de slogan et porte la marque d’un artiste qui voulait s’approprier le monde, à la façon des enfants de Zarathoustra, et finit par servir la soupe aux gentils quadras bohèmes.


 Bastien Speranza
20.12.2001