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Expositions

Gursky, l’infiniment grand, l’infiniment petit

Après New York et Madrid, Paris reçoit la rétrospective consacrée à Andreas Gursky, chantre de la photographie plasticienne.


99 Cent, 1999 © ADAGP, 2002
Courtesy Matthew Marks Gallery, NY.
Monika Sprüth Galerie, Cologne.
Andreas Gursky, quarante-six ans, appartient à cette génération de photographes allemands formés à l’école des Becher. Enseignant à l’Académie de Düsseldorf, Bernd Becher est l’héritier d’une manière qualifiée d’objective, illustrée notamment par les noms d’August Sander ou d’Albert Renger-Patzsch dans les années vingt. Précisionnisme et frontalité sont de mise, dans une démarche taxinomique, systématique. Si les Becher s’inscrivent dans une tradition documentaire, ils inaugurent avant tout une nouvelle conception du médium, qui devient agent de transformation de l’objet photographié. Soustrait à son environnement spatial, à son contexte temporel ou géographique, il acquiert la qualité d’œuvre d’art. La démarche est alors proche du geste de Duchamp qui, prélevant un élément dans le monde le plus trivial, en fait un « ready made ». Annonciateurs de ce décloisonnement des pratiques artistiques, les Becher reçoivent au début des années 90, le grand prix de sculpture à la Biennale de Venise. Leurs élèves, Thomas Struth, Thomas Ruff, Candida Höfer ou encore Andreas Gursky retiennent la leçon et s’attachent à pratiquer le médium dans une manière empruntant à la tradition picturale et à ses codes. L’inscription de la photographie dans une histoire de la peinture passe par l’agrandissement du tirage au format du tableau, l’exploitation des potentialités expressives de la couleur et de ses qualités picturales et par l'attention accordée à la composition.


Bundestag, 1998
© ADAGP, 2002
Courtesy Matthew Marks
Gallery, NY.
Monika Sprüth Galerie, Cologne.
Andreas Gursky est passé maître dans l’art du photo-tableau. Des Becher, il retient le choix du constat et le geste duchampien mais il ne s’agit pas pour lui d’enregistrer des objets isolés ni d’opter pour une frontalité systématique. Sa préférence va au contraire aux vues d’ensemble, aux immensités, aux espaces peuplés voire surpeuplés tels qu’un immeuble de bureaux, une salle de bourse, un supermarché, un parlement, etc. La prise de vue, très souvent en plongée, se fait englobante, dans une tentative de déjouer la nature même du regard photographique, à savoir son caractère parcellaire, son impossible exhaustivité. La totalité du sujet semble fixé sur la pellicule et le spectateur est alors pris de vertige devant ces tirages surdimensionnés avoisinant souvent les deux mètres de largeur, impressionnants de monumentalité. Un tel format a, de fait, pour conséquence immédiate d’inclure le spectateur dans l’espace de la photographie et c’est alors que l’on constate un véritable fourmillement de détails, dont Madonna 1, 2001, semble être l'expression paroxystique. Les œuvres de Gursky exigent un espace d'exposition suffisamment vaste pour permettre ce va-et-vient du regardeur, du macro au micro. Le Musée National d'Art Moderne a donc évité les espaces exigus, disposant dans chacune des salles, quatre à six « tableaux ». L'on peut lire ces photographies comme autant d'interrogations sur les structures modernes dans lesquelles l'homme évolue, leur standardisation, leur gigantisme, leur inhumanité mais le propos est également esthétique. Gursky nous livre ici de véritables tableaux, témoins de sa maîtrise des couleurs, de son sens de la composition ainsi que de sa capacité à déceler dans notre environnement contemporain, ce qui peut faire œuvre. La peinture est parfois au cœur même de la photographie comme en témoignent ce cliché d'un Pollock sur une cimaise et cet autre, en gros plan, d'une toile expressionniste. Le choix de l'expressionnisme abstrait n'est pas innocent, car ce sont bien des all-over que Gursky réalise au travers de ces images a-focales. L'emploi de la grille est un élément récurrent de son vocabulaire pictural et constitue, au-delà d'un élément de composition, un moyen de mettre à distance le réel et d'entretenir la confusion du spectateur. Bundestag est à ce titre exemplaire, les plans se brouillent, l'œil est destabilisé. Et, paradoxe, ce trop-plein de réalité nous rend ce monde méconnaissable, étranger.


 Raphaëlle Stopin
13.02.2002