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Expositions

Jean-Luc Moulène, activiste humaniste

L'artiste a été choisi, aux côtés d'Anri Sala, pour incarner la présence française à la biennale d'art contemporain brésilienne.

Commissaire général de la Biennale, Alfons Hug a choisi pour thème les Iconographies métropolitaines, plaçant son propos dans la suite de Catherine David et de la Documenta X. Manifestation qui augurait d’une ouverture et d’une prise en compte nouvelles de l’art contemporain et de son exposition à son environnement immédiat et plus lointain, au terrain sociopolitique, elle rencontre aujourd’hui une fortune inattendue. Il s’agit ici d’interroger l’image de la ville dans l’art mais également de considérer son rôle moteur dans la création artistique contemporaine. Dans un souci d’inclure la spécificité du lieu dans l’élaboration de l’œuvre, Jean-Luc Moulène prend le pouls de la métropole brésilienne, s’attache à capter son énergie et se familiarise avec l’architecture du Pavillon, conçu par Niemeyer dans les années cinquante. Le cadre de la biennale, loin d’être pensé comme un espace clos, lieu d’exposition d’un objet fini importé, est défini par Moulène comme « un lieu d’émission », à partir duquel l’œuvre rayonne, par-delà les murs du pavillon. Le travail exposé présente une organisation bipolaire. Deux ensembles prennent place en des lieux de nature antithétique, pour l’un dans une salle ovale quasi- close, pour l’autre, dans un espace ouvert. Le premier, Evénements/œuvres, se compose d’une trentaine de tirages cibachrome, de format standard (30 x 40 cm et 40 x 60 cm), disposés suivant un accrochage linéaire, attestant d’une volonté de sobriété dans la mise en visibilité de l’oeuvre. « Pas de spectacle, pas de mise en art ». Informations/produits, seconde pièce présentée, se constitue d’un empilement de 24 m3 de journaux, 100 000 exemplaires d’un quotidien brésilien, reproduisant dans une édition spéciale les 30 images exposées dans la salle, au même format. Sont mis en regard le mythe de l’œuvre d’art unique et sa reproduction et massification modernes. Et l’équivalence entre original et fac-similé est posée, maintenue dans un équilibre subtil et fragile, sans qu’aucune des deux parties ne prévale sur l’autre. Par un heureux coup du sort, c’est le quotidien économique Valor qui a accepté, non seulement de servir d’imprimeur mais surtout de réaliser une véritable édition spéciale, conservant son titre en une. Celle-ci verra donc la juxtaposition surréaliste de Valor à la vie, l’amour, la mort, intitulé de cet ensemble de photographies ou la vie, l’amour, la mort proclamées par un journal économique, seules valeurs à défendre.


Jean-Luc Moulène
Le chef, Paris,11 avril 1998
Courtesy Galerie Anne de Villepoix,
Paris,Carlier i Gebauer, Berlin
Ces 30 images sont extraites de ce qu’il nomme son « journal impersonnel », élaboré durant trois années, fruit de prises de vues quotidiennes dans les rues des villes du monde. Convaincu de la nécessité d’une cohérence entre la technique employée et le but recherché, l’appareil du photographe concentre un maximum de standardisation. Le processus de prise de vue n’échappe pas à cette volonté d’objectivité et n’est pas perçu, chez lui, comme une activité propre à l’expression d’une individualité artistique, d’un regard. Moulène pratique l’enregistrement aléatoire, « à la sauvette ». La sélection ne s’effectue qu’après la prise de vue. Ainsi le contenu n’est pas recherché a priori, il s’élabore peu à peu et n’apparaît aux yeux du photographe, qu’une fois les clichés disposés dans les pages de son journal. C’est ensuite leur agencement, le montage réalisé par l’artiste, qui construisent le propos. L’hypothèse de sélection posée par Moulène est la suivante : « Peut-on imaginer des icônes de l’économie alternative, peut-on voir au sein des systèmes de production, de vente, des exemples de résistance (qu’elle soit de l’ordre du poème ou de l’acte) ? » L’artiste réinvestit le document, tel que pensé par les surréalistes, à savoir l’acte poétique de l’enregistrement, les références à Nadja et son «adorable leurre », ou encore à Bataille, (Ongles,1999) sont posées. Et parfois l’image se fait seule, le photographe se contentant de la cueillir. Chef (1998) est à ce titre exemplaire, parfaite icône de l’économie alternative, qui prend pour décor, non la campagne, mais le temple même de la consommation, le cœur du système, le supermarché. Ces rayonnages vidés de toute marchandise, la chute du chef, déchu, nous suggèrent : et si cette nouvelle voie économique était le pillage ? L’œuvre de Moulène tente de résoudre ce paradoxe : comment faire acte de résistance en tant qu’artiste, au sein de cette société du spectacle, quand toute image produite y participe ? Partant du principe qu’il n’y a pas de pensée sans forme, et qu’il s’agit avant tout de donner des contenants à des contenus, l’artiste s’immisce, selon ses propres mots, « là où le maillage est lâche ». Son image infiltre et trahit ses comparses : l’image pour en finir avec l’image. Et Moulène de conclure, complétant Michaux, « contre leur bruit, mon bruit…parce que j’aime le silence ».


 Raphaëlle Stopin
02.04.2002