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Mes jours et mes nuits avec Vuillard

À quelques mois de la publication du catalogue raisonné auquel il a consacré les sept dernières années, Guy Cogeval nous a livré les fruits de son enquête «policière».


Guy Cogeval
© Photo : Marie-Louise Deruaz
Depuis la mort d'Edouard Vuillard, en 1940, ses archives dormaient, plutôt répertoriées qu'analysées par les différents historiens d'art qui se sont succédé pour travailler à la demande des héritiers, la famille Salomon, à la constitution du catalogue raisonné de l'œuvre de l'artiste. Il y a sept ans de cela, à la demande de Daniel Wildenstein, c'est l'auteur du petit Découvertes Gallimard «Vuillard, le temps détourné», Guy Cogeval, qui s'attèle à la tâche. Directeur du musée des Monuments français puis du musée des Beaux-Arts de Montréal, depuis 1998, il consacre l'ensemble de ses loisirs et de ses vacances à ce travail. Il s'agit d'analyser un fonds constitué de 6000 dessins, de photographies prises systématiquement dans son atelier ainsi que des lettres et des carnets, une source inépuisable d'informations quand on songe que Vuillard s'est astreint à écrire une page tous les jours, et ce, pendant une cinquantaine d'années.

Le fruit de ce travail titanesque est à présent terminé et c'est un catalogue raisonné en quatre volumes, réunissant trois mille numéros qui doit paraître au mois de février prochain, au moment même où la grande rétrospective internationale consacrée à Vuillard, et dont Guy Cogeval est le commissaire, fera escale à la National Gallery of Art de Washington. Cette publication très attendue révolutionne l'image que l'on avait jusqu'alors du peintre. «On l'a toujours considéré comme un moine, un homme discret et effacé. Or c'est tout l'inverse. Vuillard est le parangon du célibataire parisien des années 1900». À croire que personne ne s'était jamais vraiment penché sur ses textes. Il y décrit par le menu sa vie de noctambule, ses sorties avec Toulouse-Lautrec dans les cabarets ou les bordels de la ville. Il y raconte sa longue liaison avec Lucie Hessel, la femme du marchand avec lequel il collabore dès 1900, Jos Hessel et chez lequel il a chambre ouverte. Ces notes révèlent également la manière dont il organise le mariage de sa sœur, Marie, avec son ami, Kerr-Xavier Roussel, tout en sachant que ce ne sera pas une union heureuse.

C'est là que connaissances biographiques et compréhension de l'œuvre se rejoignent. Souvent analysées sans que les figures humaines aient été bien identifiées, les peintures de Vuillard avaient souvent été considérées comme «désincarnées» alors même qu'elles se nourrissent de l'univers familier du peintre. «C'était un grand manipulateur qui créait des situations dignes d'un drame d'Ibsen pour les mettre en scène dans ses tableaux». C'est donc en traquant les évènements de la vie de Vuillard et de tous ceux qui l'entourent à la manière d'un enquêteur que Guy Cogeval a pu restituer le caractère profond de certaines toiles pourtant célèbres. Ainsi, le Grand intérieur aux six personnages conservé au Kunsthaus de Zürich a acquis une nouvelle dimension. Elle représentait, dans l'intérieur bourgeois de Paul Ranson, sur le boulevard du Montparnasse, le drame qui se trame autour de lui : sa mère et sa sœur sont présentes, auprès du fiancé de cette dernière, Roussel, alors qu'entre dans la pièce, Germaine Rousseau, la sœur de la maîtresse de maison et l'amante de Roussel. Une toile scandaleuse dans ce petit milieu, une toile que Vuillard a repris quelques années plus tard modifiant l'identité de la troisième femme, sans doute à la demande de Vallotton auquel il a offert le tableau.

De plus, ces recherches ont restitué toute la richesse de l'œuvre de Vuillard. Elles ont révélé un homme passionné qui fréquente les milieux littéraires, musicaux ou théâtraux de son époque et trouve l'inspiration dans les manuscrits du Maître du cœur d'amour épris, les spectacles de marionnettes javanaises présentés dans le cadre de l'Exposition universelle, les estampes japonaises ou les bandes d'Autour d'une cabine d'Emile Reynaud. Elles rappellent également ce que l'on oublie volontiers : Vuillard est un homme du 20e siècle dont la célébrité bat son plein dans les années 1920-1930. C'est alors qu'il devient membre de l'Institut, qu'il reçoit la commande officielle de décors pour le Théâtre de Chaillot ou le bâtiment genevois de la Société des Nations, alors aussi qu'il réalise de nombreux tableaux d'intérieurs bourgeois. Des œuvres qui sont peut être moins inventives que les toiles de la période nabie mais dans lesquelles le peintre fait preuve d'une virtuosité technique intacte.


 Zoé Blumenfeld
11.06.2002