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Marché

Lettre ouverte à l'ami collectionneur

L'antiquaire Jean-François Heim inaugure, par cette missive très personnelle, notre nouvelle rubrique ouverte aux acteurs du monde de l'art.

Ami,

Il est vrai que le plaisir de croire, même aveuglément, que l’on risque de faire une affaire en salle des ventes est un grand plaisir, mais est-ce le plaisir du risque ou le plaisir de croire ?

[Est-ce le plaisir du jeu quand on se croit rompu à l’exercice, bien avisé ? Ah ! griserie de l’initié ! Il y a du dédain dans son mouvement de toge quand il regarde tous ces malhabiles, ces malvoyants, ces naïfs. Descendu dans l’arène des salles de vente, il se conforte dans l’idée qu’il sait, que son jugement est le meilleur. Il est là pour se mesurer à d’autres, et prend pour soleil le conservateur mutin ou l’expert savant mais espiègle, qui erre et ruse, s’amuse à le promener. Attaché à saisir son moindre clin d’œil, un imperceptible arrêt marqué est une rampe dont il s’empare. Il croit jouer, il est le jouet.]

La salle est un théâtre, une foire d’empoigne, oh ! certes, très policée ; ami, toi qui aimes être acteur, est-ce le plaisir du risque qui te mène ? As-tu évalué le risque ? Où se situe le risque ? Dans le plaisir de croire que tu es le meilleur ?

Avec une obstination étrange, la machine enclenchée te fait faire des choix troublants, et parfois suicidaires. Regarde, quand tu joues en Bourse, le montant des prélèvements obligatoires, des commissions, n’est affecté d’aucune variation, d’aucun impondérable. Tu prends un risque, tu mises sur des valeurs : les taux sont fixes. Mais, quand tu joues en salle des ventes, l’engouement propre à l’art te fait-il négliger le calcul des frais réels ? Que tu sois vendeur ou acheteur la surprise peut être lourde, et quand tu es au péage, peux-tu reculer, faire la route inverse ? Or, le mandat de vente signé, ou la main levée pour enchérir, fais-tu l’addition clairement posée des frais variables ajoutés ?

Je vais le faire pour toi : entre 12 et 18% pour le vendeur et entre 15 et 18% pour l’acheteur. Soit, entre 27 et 36% hors T.V.A., cela va de soi, du prix total de l’objet payé par l’acquéreur.

Oui, je sais, nous avons l’amour de l’art en commun. Parler argent, c’est vulgaire. Mais regarde ce qui t’est proposé pudiquement, entre virgules, quand on t’énumère les frais : frais de garde, d’assurance, de publicité, de transport, de photographie, droits de reproduction, honoraires de recherches et d’expertise...

Les agents de change, les agents immobiliers sont des plaisantins.

La volatilité des prix, c’est léger comme une virgule. Mais léger, ça n’est pas innocent, le mot pèse son défaut de pondération, son absence de solidité, sa déficience en réalisme. Cette légèreté là pèse son poids d’argent envolé.
Sur le coup, tu as dit «oui, oui, bien sûr».

Tu as entendu dire qu’on pouvait discuter les frais, tu as tenté peut-être de le faire, mais on t’a fait le coup du snobisme, et du mirage de la notoriété, du grand talent du grand marteau… et c’est le coup de bambou !

Décidément, c’est très libéral d’être libéral avec l‘argent d’autrui, et c’est la mode économique. Ah ! tant pis pour toi, il ne fallait pas que ce trésor change de mains. Il y a la rançon du passage !

Sous prétexte que la matière d’échange est noble, qu’il est question de goût, de beauté, de culture (choses impalpables), d’un bien de luxe en somme (le luxe serait-il suspect ?), les «passeurs», comme on disait à Berlin avant la chute du Mur, se drapent à Paris de mystère, prennent la pose vertueuse qui les distingue, croient-ils, du marchand de grain ou de minerai, tout ceci au nom de l’art. En fait, ce qui les distingue, c’est que les commissions perçues ne sont pas claires. Peut-on leur remettre le nombril en place ?
Ils crient, ces passeurs, à l’attaque fiscale, mais, protégés par la régulation étatique du marché (encore une manie française !), et bougonnant mezzo voce contre la RÉFORME de leur profession, ils tirent, pour certains, avantageusement leurs marrons du feu, et veulent en plus la palme du martyre.

N’y aurait-il de bon que l’ancien, je veux dire le bon vieux monde ancien des monopoles ? Est-ce que les nouveaux acteurs, oligopoles, peuvent regretter entre eux, sans se faire rire, l’ancien temps ?

Mais bon, tu te lances dans la cour de récréation ; enfant bien élevé, les voyous te fascinent.
Tu prends le risque qu’un professionnel ; un marchand, lui, répartit sciemment, épaulé par son expérience du marché, une riche documentation personnelle, les référents multiples qu’il peut mobiliser sans faute et vite pour évaluer son risque.

Au fond, ami, tu as horreur du calme, de la sérénité qu’offre le grand négoce, tu trouves que c’est moins «fun» de faire un choix concerté, à un prix fixé judicieusement, et dont l’exactitude peut se vérifier, et tu t’abandonnes au plaisir de risquer ta bourse.

Ce faisant, alors même que tu crois exercer ton libre arbitre, le plus libre qui soit puisqu’il est habillé des chaudes couleurs de l’impulsion, tu te soumets aux obscures pressions de la salle, à l’exaltation communicative d’un rival entraîné, aux incertitudes des frais prélevés, quand on n’y songe pas ou plus.
Ô prise, surprise !

Sans vouloir relancer une querelle franco-française, ni chercher à infléchir le cours de cette bataille d’intérêts qui ne saurait être résolue par un mouvement réactionnaire, Ami, je te le dis, le monde est vaste, il fait bon au dehors, le monde est sûr dans les galeries des antiquaires. Vois, il existe de belles foires où la qualité se préserve avec sérieux et compétence. Tu peux quitter ta cour de récréation et venir jouer dans la cour des grands (marchands).

Il suffit de pousser leur porte, et d’entrer.
Tu seras bien accueilli.


 Jean-François Heim
09.07.2002