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Dernière heure

La bande dessinée fait monter les prix

La bande dessinée est-elle un art ? Le débat, virulent depuis la fin des années 1960, n’est pas clos. Mais la discipline ne cesse d’établir des records en ventes publiques…


© Cho In Sun
Exposée, conservée dans les musées, vendue aux enchères parfois plusieurs dizaines de milliers d’euros et dans les librairies jusqu’à deux ou trois millions d’exemplaires par titre, la bande dessinée touche des domaines artistiques très variés. Pas exactement de la littérature mais se trouvant au cœur des livres, pas vraiment du dessin à l’état pur bien que l’utilisant constamment, encore moins de la peinture mais s’en rapprochant parfois dans les techniques de mise en couleur, quelquefois liée au cinéma ou au théâtre grâce à l’enchaînement de séquences ou à la présence de dialogues, la bande dessinée moderne existe depuis les premières «histoires en estampes» du suisse Rodolphe Töpffer, en 1833. Plusieurs pointures de l’art officiel s’y sont frottés plus ou moins consciemment, de Nadar à Picasso, de Gustave Doré à Balthus. Certains écrivains ou cinéastes l’ont pratiqué avant de s’attaquer à leur art de prédilection, comme le fondateur des éditions de Minuit, Jean Bruller alias Vercors, auteur du Mariage de M. Lakonik (1926), mais aussi des réalisateurs de cinéma comme Marc Caro, Federico Fellini, Alain Resnais… D'autres artistes en lisent et en collectionnent depuis toujours, tels Erro ou Jean Le Gac. Enfin, certains auteurs de bande dessinée ne cachent pas leur passion pour l'art contemporain : Hergé, le père de Tintin, collectionnait Warhol et Fontana…


Osamu Tezuka, Boudha
© Éditions Tonkam
Du côté de Gillray et Bacon
Esthétiquement, les rapports entre la bande dessinée et la peinture n'ont jamais cessé, tel un va et vient permanent. David, par exemple, adorait les caricaturistes de la fin du XVIIIe siècle. Il s'inspira d'un détail de la gravure Sin, Death and the Devil(1792) de James Gillray, l'ancêtre des dessinateurs de presse, pour son enlèvement des Sabines (1799). Blutch, un jeune et très talentueux auteur de bande dessinée issu de la nouvelle génération, ne cache pas son admiration pour Balthus et Frans Masereel. Alex Barbier, l'inventeur de la couleur directe en bande dessinée en 1975 - soit l'utilisation de la peinture appliquée directement sur la page -, peut être considéré comme un héritier de Bacon et de Lucian Freud. Et Picasso lui-même adorait le comic strip américain Krazy Kat de Georges Herriman (1910), chef-d'œuvre de poésie graphique. Dans les années 1960, les courants du pop art et de la figuration narrative se sont évidemment largement inspirés de la bande dessinée en tant que produit de masse très populaire. Cependant, il est évident que les toiles de Lichtenstein ne constituent pas une bande dessinée. Et, n'en déplaise aux pionniers de la critique qui, en 1967, organisèrent au Musée des arts décoratifs, à Paris, l'exposition «Bande dessinée et figuration narrative» - mais qui ne présentait même pas de planches originales -, le genre véhicule depuis toujours l'image d'un produit sous-culturel. Le critique de cinéma Claude Beylie eut beau, en 1964, lui décerner son titre de «neuvième art» (après les six «beaux-arts», puis le cinéma et la télévision) et Hugo Pratt être exposé au Grand Palais dans les années 1980, pour beaucoup, tout cela n'a rien à voir avec de l'art. La bande dessinée elle-même n'a jamais aspiré à l'être. La principale erreur de ses détracteurs est de comparer une vignette, voire une planche, à un tableau. Or les images de bandes dessinées font partie d'un tout et n'ont pas vocation à être envisagées hors d'une continuité narrative. Quand on élabore minutieusement une histoire dessinée sur plusieurs dizaines de pages, on ne peux pas faire un Rembrandt par case. D'autant que cela nuirait au confort de la lecture… D'où l'invention de la «ligne claire», très pratique car ne se préoccupant que des traits de contours…


François Shuitten,
Le théâtre d'Angoulême
© François Shuitten
Une condition : la reproductibilité
Pourtant, le pionnier Rodolphe Töpffer suscita dès ses débuts les commentaires élogieux de ses contemporains. Et non des moindres : on compta Goethe parmi ses admirateurs… En plus d'être le véritable inventeur de la bande dessinée, Töpffer fut aussi son premier théoricien, une pratique finalement peu courante dans l'histoire de l'art. À la base essayiste, mais aussi remarquable dessinateur, Töpffer avait bien conscience de révéler un «trésor» qu'il définit en ces termes dans la préface de L'Histoire de Monsieur Jabot, en 1837 : «Ce petit livre est d'une nature mixte. Il se compose de dessins autographiés au trait. Chacun de ces dessins est accompagné d'une ou deux lignes de texte. Les dessins, sans ce texte, n'auraient rien qu'une signification obscure : le texte, sans ces dessins, ne signifierait rien. Le tout formant une sorte de roman d'autant plus original qu'il ne ressemble pas mieux à un roman qu'à autre chose.» À peine le média constitué, sa définition est déjà là. On pourrait facilement penser, par exemple, que dès qu'il y a narration en image, il y a bande dessinée. Il n'en est rien. Et même si les connections visuelles sont évidentes, les dessins préhistoriques de Lascaux ne sont pas une bande dessinée, pas plus que les images gravées sur la colonne Vendôme, les décorations des vases antiques, les codex mayas ou les chemins de croix médiévaux. Car Töpffer avait bien compris la spécificité du lien entre la bande dessinée et sa diffusion de masse, allant jusqu'à imaginer un principe de reproductibilité spécialement à l'intention de son invention : l'autographie. Les œuvres originales de Töpffer, léguées par sa descendante Adèle Töpffer en 1910 à la ville de Genève, sont en réalité des gravures en négatif destinées à l'impression multipliée. C'est la raison pour laquelle le développement de la bande dessinée aura lieu quelques décennies plus tard, grâce à l'apparition de la photogravure vers 1880, dans les journaux à grand tirage nord-américains. Mais bien que les Américains se soient appropriés l'invention de la bande dessinée avec l'apparition régulière de la bulle, en 1896, dans le Yellow Kid de Richard F. Outcault, c'est bien Töpffer qu'il faut considérer comme le premier auteur du genre. La bulle, absente dans les travaux du Suisse, n'est pas un élément constitutif indispensable. Il existe nombre de bandes dessinées sans parole et, quand texte il y a, il suffit qu'il soit mêlé aux images d'une façon ou d'une autre, dans des récitatifs et des phylactères (des bulles) dans les classiques franco-belges comme Tintin ou Corto Maltese ou sous les vignettes dans Zig et Puce ou Le sapeur Camembert.

Vents de mondialisation
Il existe trois principaux «continents» d'expression bédéphile : l'Europe, les États-Unis et le Japon. Pendant la première moitié du XXe siècle, le genre se développe considérablement sur ces trois fronts. C'est l'âge d'or. Aux États-Unis : Little Nemo de Winsor McCay, Katzenjammer Kids (Pim Pam Poum) de Rudolph Dirks, Mickey de Walt Disney, Tarzan de Edgar Rice Burroughs et Harold Foster, Popeye de Segar, Krazy Kat de Georges Herriman… Au Japon, où tout le monde lit de la manga («image dérisoire», en français), le pionnier s'appelle Osamu Tezuka. Au cours de sa longue carrière, il aborda à peu près tous les genres : fiction mystique (Bouddha), science-fiction (Astro boy), fantastique (Black Jack), récit historique (L'Histoire des trois Adolf). En Europe enfin, Nadar fait partie des précurseurs avec Le Machiavélisme de Mossieu Réac (1849), mais on retient aussi l'illustre Caran d'Ache avec son «roman dessiné» Maestro ou bien l'Allemand Wilhelm Busch avec Max und Moritz, une bande dessinée enfantine qui se vendit, à la fin du XIXe siècle, à plus de 200 000 exemplaires à travers toute l'Europe ! Tintin apparaît en 1930 et Spirou quelques années plus tard. Dans les années 1970, la bande dessinée entame une sorte d'adolescence graphique et thématique. L'Américain Robert Crumb, considéré par certains critiques d'art comme le «Bruegel du XXe siècle», s'affranchit des codes distractifs traditionnels pour inventer l'autobiographie en bande dessinée. Une tendance qui se développera durant les décennies suivantes et jusqu'à aujourd'hui, avec les récits de vie quotidienne d'Adrian Tomine.

Les millions du marsupilami
La bande dessinée s'expose depuis une vingtaine d'année dans le monde. Une douzaine de grands musées existent sur nos trois «continents», dont celui d'Angoulême, en France, qui possède environ six mille pièces. Enfin, le marché lié aux planches originales s'est fortement développé depuis quelques années. Jusque dans les années 1980, il n'était pas rare que les dessins et les planches soient donnés, égarés ou bien tout simplement jetés à la poubelle… Les planches, simplement crayonnées puis encrées, quelquefois mises en couleur directement à l'acrylique, étaient d'abord considérées comme de la matière première simplement nécessaire à l'élaboration d'albums. Elles n'ont d'ailleurs pas toutes le même intérêt suivant les périodes créatives de leurs auteurs, et les plus recherchées sont celles qui peuvent se «tenir» en une seule page, ce qui est rare, si possible avec un personnage fort, un héros, reconnaissable au premier chef. En France, Poulain Le Fur et Tajan se partagent le marché des planches, des éditions originales et des produits dérivées et autres figurines - ce dernier marché étant plus particulièrement réservé aux amateurs de Tintin. Depuis deux ou trois ans, les prix se sont envolés, jusqu'au record établi par Tajan en 2001 avec une planche d'André Franquin tiré d'un album de Spirou, Le nid du Marsupilami, vendu l'équivalent de 140 000 €. Le dessinateur de Gaston Lagaffe au même niveau que les stars de l'art contemporain français, qui l'eut cru il y seulement 10 ans ? Une légitimité de plus pour le neuvième art.


 Vincent Bernière
24.01.2003