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Dernière heure

Tu ne photographieras point un enfant…

La photographie et le nu entretiennent un rapport étroit, qui a toujours suscité l’attention de la censure. La hantise de la pédophilie est aujourd’hui au centre des débats.


Jack Sturges, Fan Chen, 1978
© Jack Sturges / Aperture
«Les autorités religieuses ne les considéraient pas convenables pour une église». Ainsi s’exprimait Angela Negro, de la surintendance artistique de Rome, en octobre 2002, en assistant à la présentation de deux sculptures du Bernin. Il s’agissait de bustes de femmes symbolisant la Vérité et la Charité. Le chapitre de l’église Saint-Isidore, considérant ces poitrines trop aguichantes, avait imposé qu’elles soient couvertes d’une chape de bronze. Cette manifestation de censure s’est produite à la fin du XIXe siècle. Soit plus de deux siècles après que Bernin eut achevé les marbres, en 1663. Au moment où les effigies recouvraient leur liberté, les médias américains se faisaient l’écho amusé d’un geste contraire : le ministre de la Justice, John Ashcroft, faisait couvrir, dans son bureau, les tétons d’une trop plantureuse Justice. Ces épisodes illustrent un des traits distinctifs de la censure : son caractère cyclique dans le temps et dans l’espace. À certaines époques, les ignudi de Michel-Ange pour la chapelle Sixtine choquent et l’on doit leur enfiler des braies ; en d’autres temps, leur nudité nous semble sans conséquence.


Tierney Gearon, Sans titre, 2000
© Saatchi Gallery
Où en est-on aujourd’hui ? Une escouade de lolitas en mini-jupes, emmenée par la popstar Christina Aguilera, peut mimer pendant trois minutes le mouvement du coït sur une vidéo diffusée à une heure de grande écoute. Sans susciter de réprobation particulière. Une naïade sans voiles peut occuper la couverture d’un magazine de grande diffusion et se reproduire en affichage urbain. Même la nudité masculine, d’ordinaire moins mise à contribution, se banalise. Yves Saint Laurent l’a récemment utilisée pour la réclame d’un parfum. Mais une photographie en noir et blanc d’un enfant nu faisant des pâtés sur la plage pourrait parfaitement vous valoir une descente de police, si vous êtes galeriste. L’obsession anti-pédophile fait de toute représentation de corps d’enfants une image potentiellement pornographique. En couverture de son catalogue de ventes londoniennes de novembre 2002, Christie’s avait publié une image de Rineke Dijkstra, une des artistes actuellement les plus cotées sur la scène européenne. Elle ne représentait rien de plus qu’un groupe d’adolescents en maillot de bain sur une plage, un thème que la photographe néerlandaise explore depuis plusieurs années sur les rivages du Vieux Continent. Mais ce choix, qui aurait semblé anodin en d’autres temps, a fait grincer des dents. Un expert de la maison nous a confirmé l’existence d’un débat interne, tout en rappelant opportunément que Christie’s avait vendu il y a quelques années des photographies de Jock Sturges.

Jock Sturges ? Son cas est emblématique. Ce photographe américain, dont les images sont conservées au Museum of Modern Art à New York ou à la Bibliothèque nationale à Paris, a pris depuis longtemps, comme sujet d’étude, les plages naturistes. Ses modèles sont souvent photographiés sur une période de plusieurs années. Ils sont jeunes, bien dans leur peau et, forcément, nus. Un cocktail qui devait se révéler explosif… Jock Sturges a rapporté dans The Cultural Battlefield le cauchemar qui s’est abattu sur lui le 25 avril 1991, alors qu’il revenait d’un tour en bicyclette. Une demi-douzaine d’agents du FBI se sont présentés chez lui, à San Francisco, lui demandant s’il avait conscience de ce qu’était la pornographie infantile et lui intimant, pour son bien, de collaborer. Munis d’un ordre de perquisition de 23 pages, ils se mirent à fouiller de fond en comble, à la recherche de «tout papier sur lequel aurait pu être écrit un nom de mineur, tout habit qui aurait pu être porté par un mineur, toute photographie, tout fichier informatique». Comme le commente avec humour Sturges, «cet ordre permettait de saisir à peu près tout le contenu de ma maison, jusqu’à l’évier dans lequel avait été développées les photographies»… L’origine de cette action ? Le dépôt des films à développer dans un nouveau laboratoire, qui estima de son devoir, au vu des tirages d’enfants nus, de prévenir la police. Devait s’ensuivre une longue bataille judiciaire, conclue en août 1992 devant un grand jury fédéral, qui devait totalement innocenter Jock Sturges. Mais le dommage était fait : des milliers d’images endommagées, une année de travail perdue, une réputation ternie, des projets de livres et d’expositions repoussés… Cette affaire a connu des rebondissements : en février 1998, la plus grande chaîne de librairies des États-Unis, Barnes & Noble, a été invitée à mettre au ban des ouvrages de Jock Sturges et de David Hamilton au motif qu’ils contenaient des photographies d’enfants nus. À peu près à la même époque, cette croisade traversait l’Atlantique. En 2001, la galerie Saatchi, à Londres, enregistrait une visite de la police. Les plaintes reçues par Scotland Yard concernaient des images de mineurs nus ou partiellement nus. Il s’agissait des enfants de la photographe Tierney Gearon dans diverses situations, jouant, par exemple, sur la plage avec des masques. En décembre 2002, un cas quasiment identique s’est présenté à la galerie Rhodes and Mann, à Londres. La police a eu à juger du cliché d’une jeune fille photographiée dans son bain. L’auteur de la photographie était sa propre mère, Annelies Strba, qui fait elle aussi partie des photographes les plus estimés du continent. Dans aucun de ces cas, il n’a pu être démontré que de telles images contrevenaient aux termes du - pourtant sévère - Protection of Children Act de 1978 et qu’elles présentaient un caractère d’obscénité. En France, on se souvient de l’exposition de 1999, au CAPC de Bordeaux, une institution municipale, intitulée «Présumés innocents». Le titre n’était sans doute pas judicieux à une époque où le nouveau maire de la ville, Alain Juppé, tentait de faire oublier les imbroglios concernant son luxueux appartement parisien, loué à vil prix… En réalité, ce n’est pas le titre mais bien le contenu de l’exposition - qui abordait l’imaginaire de l’enfance - qui ont incité le premier magistrat à faire retirer son nom des cartons d’invitation et à interdire à ses adjoints d’assister au vernissage. D’après les indiscrétions de l’époque, plusieurs œuvres dont un dessin de Marlene Dumas - une jeune fille nue observant une tête de mort entre ses cuisses - l’auraient violemment choqué. Et motivèrent le dépôt d’une plainte par une association de défense de l’enfance, Les Mouettes, contre cette exposition «pédophile». À trois ans de la clôture de cette rétrospective qui a attiré 30 000 visiteur, l’affaire occupe encore les tribunaux.


Wilhem Von Gloeden, groupe
de jeunes hommes dans un
jardin, 1900, © Alinari
«La presse s’est concentrée sur la question pédophile, explique l’éditeur Léo Scheer, qui vient d’avoir eu maille à partir avec la justice pour avoir publié le roman de Louis Skorecki, Il entrerait dans la légende. On assiste à une crispation de l’ordre moral, comme cela arrive cycliquement tous les 30 ou 40 ans. Mais cette nouvelle cuvée est différente. Pour deux raisons. D’une part, elle essaie d’étendre la protection de l’image à l’image qui se forme dans notre esprit au moment de la lecture d’un livre. Dans une société qui subit la télévision, la publicité d’une façon de plus en plus profonde, il n’y aurait désormais qu’une seule image, totalisante, qui s’étendrait au psychisme. D’autre part, on n’arrive plus à faire la distinction entre une œuvre de création et la formulation d’une opinion. Parler de la pédophilie, c’est désormais en faire l’apologie. On assiste à une dissolution du système des valeurs.» Dans une période où les frontières se brouillent, où toute œuvre tend à être considérée comme l’expression d’une opinion, comme la défense d’une cause, le travail de la censure en est facilité. Mais que penser alors d’œuvres mettant en scène la drogue, la violence, le meurtre ? Au vu de quelques cas caricaturaux portant sur la photographie de nu, on peut légitimement se poser la question : l’obscénité est-elle dans l’image ? N’est-elle pas plutôt, dans le regard, qui, par crainte des réactions de la société, tend à s’autocensurer ? À la fin de l’année 2002, une exposition consacrée au photographe allemand Von Gloeden (1856 - 1931) a défrayé la chronique. Elle se tenait dans un lieu public, le château de Miramare, à Trieste, bénéficiait d’un commissaire reconnu, Charles-Henri Favrod, du Musée de l’Elysée à Lausanne, et d’une source réputée, le fonds du Musée Alinari à Florence. La veille de l’inauguration, le surintendant aux beaux-arts de Trieste, Giangiacomo Martines, qui avait auparavant été le responsable du Colisée à Rome, a fait retirer toutes les images de nu, soit un quart des deux cents photographies présentées. «Nous avons été pris de stupeur, puis nous avons fini par éclater de rire, explique Charles-Henri Favrod. Cela a été le fait d’un individu parfaitement ridicule. L’exposition avait déjà été montrée à Florence au Palazzo Vecchio, sans soulever la moindre difficulté. Cette personne a cru que la présence de photos d’adolescents démontrait que Von Gloeden était pédophile. Il était homosexuel, c’est évident, mais il n’a jamais eu maille à partir avec la justice de son vivant. À sa mort, son assistant a été accusé. Mais le procès, sous le fascisme, a conclu que les photos de Von Gloeden n’avaient aucun caractère pornographique. Nous craignions que ces images aient été détruites. En fait, depuis trois quarts de siècle, elles étaient conservées au greffe du tribunal de Messine, où nous les avons retrouvées il y a peu…»

Si le thème de la pédophilie concentre aujourd’hui l’attention, d’autres utilisations de la nudité en photographie continuent de choquer. C’est notamment le cas dans la représentation du sacré. On peut citer la mise en scène de la crucifixion par Bettina Rheims (dans INRI) ou par Andrés Serrano. La conception de la pornographie est une donnée qui varie avec les époques. «Dans les années vingt, explique le galeriste et commissaire Sam Stourdzé, des photos de Tina Modotti nue, prises par Edward Weston, qui sont désormais tous deux des vedettes consacrées, avaient été attaquées et retirées des galeries. Contre Modotti, qui posait nue pour Weston ou pour Rivera, on avait crié à la mauvaise vie, à la pornographie, on avait exigé son expulsion du Mexique.» Aujourd’hui, l’intrusion d’internet, qui permet la consultation d’images mais aussi l’établissement de liens personnels, explique l’obsession anti-pédophile. Thomas Ruff a récemment présenté à la FIAC des images pornographiques prises sur internet et très cryptées. Ando Gilardi, auteur d’une histoire de la photographie pornographique, confirmait il y a peu, dans une interview au quotidien La Repubblica, que la première image transmise par internet était «un nu très osé d’une belle jeune fille américaine». Mais il rappelait aussi que la première photo pornographique était un daguerréotype, pris par Daguerre lui-même, de sa propre épouse… Le nu, malgré sa prolifération dans les médias depuis quelques décennies, continue d’attirer, d’intriguer, de choquer. Spencer Tunick est devenu célèbre en organisant des rassemblements de plusieurs milliers de modèles anonymes, qu’il photographie dans les rues de Rome, de Toronto ou de Santiago du Chili. Et l’une des formes d’opposition les plus inattendues à la guerre en Irak se fait sans habit. La première manifestation de ce genre a eu lieu le 13 janvier dernier dans la forêt d’Ashdown, en Grande-Bretagne (voir www.barewitnesse.org). Les participants se dépouillent, s’allongent et composent avec leurs corps les mots «Peace» ou «No War». Depuis, en Australie, en Afrique du Sud, dans le Middle West ou à Central Park sous la neige, la formule a fait florès. Quel sort faire à la photographie d’un rassemblement de mineurs ? Voilà un beau cas d’étude et de jurisprudence…


 Rafael Pic
10.03.2003