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Expositions

Tahiti colle à la peau de Gauguin

Le Grand Palais reconstitue de façon convaincante la dernière décennie du peintre, qui quitte la France pour trouver en Océanie son «moi» sauvage.


Parau na te varua ino (Paroles
du diable)
, 1892, huile sur
grosse toile,
Washington, National Gallery of Art
PARIS. On les a tellement vues en affiches, sur des porte-crayons ou des sets de table, ces vahinés à la peau mate et au regard las, qu'on en viendrait presque à ne pas s'étonner de les voir réunies en aussi grand nombre. C'est pourtant un véritable tour de force que d'avoir pu dépouiller les grands musées mondiaux pendant neuf mois (après Paris, l'exposition va au musée de Boston) de certaines de leurs toiles emblématiques. Williamstown, New York, Washington, Essen, Stuttgart, Bâle, Berne, Copenhague, Saint-Pétersbourg, Rome, Paris, Lyon, Papeete… Les provenances indiquées sur les légendes dessinent une carte du monde. Qui l'aurait imaginé en 1903 ? Paul Gauguin mourait aigri, un pied gangrené, en conflit avec l'évêque, le maître d'école et l'hôtel des impôts, aux îles Marquises. Seuls quelques amateurs, Degas, Monfreid, Maurice Denis et, bien entendu, le marchand Ambroise Vollard, mesuraient alors la valeur de ses œuvres. Un siècle plus tard, l'aire d'influence du marin avorté, du banquier raté, du médiocre commerçant en bâches, est universelle.


D'où venons-nous ? Que sommes-nous ?
Où allons-nous ?
, 1897-98, huile sur toile,
Boston, Museum of Fine Arts, Tompkins Collection.
Devenir un vrai sauvage
L'accrochage suit un ordre chronologique, du premier départ vers l'Océanie en 1891, lorsque Gauguin, qui rêve pourtant d'aventures collectives (que l'on pense à Pont-Aven, au Pouldu, à l'atelier de la rue Vercingétorix), s'en va créer tout seul son atelier des tropiques, jusqu'en 1903. Des objets maori issus du Musée du quai Branly, des photographies anciennes des archives de la Marine dialoguent avec les femmes hiératiques, les grands arbres bleus, les collines violettes. Mais une exposition, ce n'est pas seulement une accumulation d'œuvres. Encore faut-il leur donner un sens, les articuler. On est agréablement surpris par la place donnée aux créations plastiques de Gauguin, ses reliefs en bois, cette canne de 1893, cette Idole à la perle en ronde-bosse. La grande statue en grès d'Oviri, La Tueuse, qui symbolise le poignant désir de «vie sauvage» de Gauguin, est placée théâtralement en bas de l'escalier. Les gravures sur bois, les monotypes, les manuscrits de ses livres illustrés (Noa Noa et Ancien Culte mahorie) montrent une «manière noire», une brutalité, qui le rapprochent de Munch et l'éloignent du cliché paradisiaque auquel il est systématiquement associé.

Où trouver du vermillon ?
La dernière salle est particulièrement éclairante. Elle reconstitue l'exposition montrée à la galerie Vollard en 1898 autour du grand tableau D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Une œuvre désormais mythique, qui retrace dans des teintes sourdes le destin de l'homme, et que l'on n'avait pas vue en France depuis 1949. Malgré l'intérêt des amis de Gauguin, resté en Océanie, Ambroise Vollard ne vendit cet ensemble de toiles, qui serait aujourd'hui hors de portée du plus fortuné des collectionneurs, que pour la misérable somme de mille francs. L'année suivante, en juillet 1899, le fidèle confident Monfreid reçoit un appel au secours : «Puis je n'ai plus que 3 mètres de toile, presque plus de couleurs, pas un milligrame de vermillon, ma couleur préférée.» En attendant les fournitures, Gauguin sculpte comme un forcené les panneaux de bois de sa case. Il ne peut plus marcher, sa vahiné Marie-Rose le quitte avec leur enfant à naître, le gouverneur le persécute. Mais il terminera sa «Maison du Jouir»…


 Charles Flours
02.10.2003