Home > Le Quotidien des Arts > Noire peinture

Expositions

Disparate dit du niais, Francisco Goya, lavis rouge, 1815-1824, Museo del Prado


L'Oeil, Odilon Redon, fusain, 1881, The Baltimore Museum of Art


Le saut dans le vide, Yves Klein, photographie, octobre 1960, coll. Pierre Cornette de Saint Cyr


Noire peinture

De Füssli à Yves Klein, un courant de l'art occidental privilégie le mystère, l'inconnu, le pathologique. Le Louvre l'explore en terminant avec un feu d'artifice sanglant sur l'actionnisme viennois.

Le théorème d'Adorno ? Il pose que le totalitarisme, les camps de concentration, Auschwitz ne sont que l'aboutissement logique de la pensée rationaliste européenne, de la philosophie normative et organisatrice des Lumières. Ah ! Que n'avons-nous laissé s'exprimer la part obscure, dionysiaque qui est en nous… C'est en quelques mots le postulat de l'étrange exposition qui vient de s'ouvrir au Louvre. Elle nous présente le revers de l'art européen, celui que l'on cache, le noir, l'inexplicable, le ténébreux, pour paraphraser Gérard de Nerval, expert en la matière.

La mise en scène accroît la sensation de malaise. On sent que l'on pénètre en territoire inconnu : l'ombre vous enveloppe et l'organisation labyrinthique du parcours achève de vous égarer. Vos yeux plissés, tout occupés à déchiffrer les cartels illisibles, ne reconnaissent plus les issues. Si vous souhaitez revenir sur vos pas pour rééxaminer un dessin à la plume de Romney, vous avez toutes les chances de vous retrouver nez à nez avec les vidéos sanglantes de Brus. Bref, une parfaite mise en ambiance… L'itinéraire est - tout simplement - chronologique. Tant mieux : cela permet de tracer des filiations et de ne pas compliquer un discours déjà passablement complexe. Placer Canova, le solaire, le virtuose du marbre lisse, dans cette lignée est un bel acte de courage. Quant à Goya, personne ne s'étonnera de l'y trouver avec ses «disparates», cauchemars peuplés de monstres et de vieilles édentées. Autre convive attendu : William Blake. Son Newton, dénudé, trace au compas des signes cabalistiques sur le sable. Il n'est plus le prince des savants mais un magicien occupé à quelque formule cabalistique.

Parmi les redécouvertes, Redon. L'éternelle étiquette de symboliste, cet écho qui accompagne en permanence son nom, lui est arrachée avec violence. On voit naître une manière noire, pleine d'hydrocéphales aux yeux gigantesques. Ses craies, ses fusains abritent des araignées aux pattes surnuméraires. Cela prépare à la section finale, la plus choquante, la plus crue : l'actionnisme viennois. Ou comment faire de son corps l'ultime terrain de travail. Pas dans le cadre d'un rituel précis, déterminé par d'anciennes pratiques sociales, comme pour les scarifications en Afrique, mais en fonction d'un libre-arbitre total. Gunter Brus, nu, se coud la peau, se taillade, urine sur ses blessures. Une séance historique, filmée en 1970. Otto Muehl crucifice son ami Nitsch et inonde de boues colorées des acteurs, qui se frottent comme pourceaux puis sont alignés comme cadavres pour former des Repas de fêtes, ou déjeuners sur l'herbe, bien éloignés de ceux de Manet. Schwarzklogler se travaille au rasoir puis se photographie, blafard, enveloppé de bandelettes, en grand blessé. 1969 : il se jette dans le vide pour une dernière chute. Son testament artistique ?


 Rafael Pic
20.10.2001